Pour créer Ami et sa secte, Urasawa et Nagasaki se sont inspirés de « Aum Vérité suprême », un culte violent dirigé par un gourou mystique, Shoko Asahara.
Une secte entièrement dévouée à son gourou, un prétendu prophète déterminé à éviter l’apocalypse et à asseoir son autorité en multipliant les attaques biologiques… les ressemblances entre l’organisation d’Ami et la secte « Aum Vérité suprême » sont nombreuses. Et pour cause : l’actualité constitue la principale source d’inspiration de Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki.
En 1999, lorsqu’ils débutent leur nouveau manga, 20th Century Boys, les deux auteurs retranscrivent ainsi l’histoire de Aum Vérité suprême, un groupe terroriste à l’origine d’une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, quatre ans plus tôt, qui a fait douze morts et plus de cinq mille blessés.
Ce parallèle entre réalité et fiction – qui sera enrichi de nouvelles parties au fil des semaines – commence avec le fondateur de Aum, Shoko Asahara, source d’inspiration évidente pour le personnage d’Ami.
La lévitation, outil de recrutement des masses
Chizuo Matsumoto, de son vrai nom, est originaire d’une famille pauvre. Aveugle d’un oeil, il intègre une école spécialisée où il se forge très vite une réputation de tyran. Matsumoto rejoint la secte Agonshu en 1981, mais ses aspirations le poussent à la quitter dès 1984 pour fonder la première « mouture » de Aum, sous la forme d’une banale école de yoga installée à Tokyo.
Matsumoto – qui prendra le nom de « Shoko Asahara » en 1987, l’année où Aum devient « Aum Vérité suprême » – se présente comme un héros chargé de sauver le monde : il compte réunir 30 000 adeptes pour empêcher l’apocalypse.
Ami, qui tient le même discours (« La fin du monde est pour bientôt! Mais il est évident que je sauverai tous ceux qui seront avec moi! ») suit le même parcours que Matsumoto puisqu’il rejoint d’abord la secte du Coeur de pierre avant de s’en éloigner pour créer son propre culte. La notoriété du gourou de 20th Century Boys s’accroît lorsqu’il multiplie les séances publiques de lévitation. Ce tour de passe-passe fascine en effet de nombreux auditeurs, qui deviennent ensuite ses adeptes… à l’instar des premiers fidèles de Shoko Asahara, également attirés par ses prétendus pouvoirs.
20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
La publication d’une photographie d’Asahara en pleine lévitation, dans le magazine Twilight Zone en février 1985, contribue notamment à l’essor de son mouvement. Aux séances organisées par Aum, de nombreux adeptes en proie à une extrême concentration tentent désespérément de léviter, en multipliant les petits bonds au-dessus du sol. Mais ce pouvoir n’est évidemment pas réservé au premier venu. Shoko Asahara, contrairement à Ami, refuse de léviter devant son public, même lorsque ce dernier lui en fait la demande. Justification invoquée :
Je ne suis pas au cirque… Ce n’est pas un spectacle, si je faisais ça pour vous, ce ne serait pas authentique.
Asahara n’hésite pas en revanche à vendre un mode d’emploi, une cassette et un t-shirt pour faciliter l’apprentissage de la lévitation… autant de produits dérivés qui rappellent l’impressionnante collection aux couleurs d’Ami dans la chambre de Masao Tamura, un jeune fidèle très dévoué. Sa séance de « gymnastique curative matinale » en slip renvoie pour sa part aux clichés « officiels » d’Asahara pendant ses lévitations.
20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Les séances collectives d’Aum sont quant à elles tournées en dérision par Urasawa et Nagasaki quelques volumes plus tard, lorsque Masao, désormais emprisonné, organise une séance de « gymnastique et de musique curative » auprès de ses camarades de cellule, à la Luciole des mers.
20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
En 1987, lorsque Chizuo Matsumoto prend le nom de Shoko Asahara et que Aum devient « Aum Vérité suprême », la secte compte 1300 membres. Elle en cumule mille de plus l’année suivante, puis près de 4000 en 1989 : son expansion est très rapide, à l’instar du culte fictif de 20th Century Boys.
La violence, partie intégrante des deux sectes
Au fil du temps, la doctrine prônée par Shoko Asahara évolue. Dès 1988, il affirme que seuls les membres d’Aum seront sauvés de l’apocalypse. Il ouvre à la même période un centre de formation au pied du mont Fuji.
Une source d’inspiration probable pour Urasawa et Nagasaki, qui choisissent d’installer le laboratoire de recherche de Yamane au même endroit. Ils soulignent au passage la déconnexion du scientifique avec le monde qui l’entoure puisqu’il passe ses journées enfermé dans son laboratoire, sans jamais ouvrir ses volets. Le rôle de Yamane, concepteur du virus mortel utilisé par Ami, rappelle par ailleurs celui de Seiichi Endo, le « ministre de la Santé » d’Aum, en charge des armes biologiques de la secte.
© Getty Images | 20TH CENTURY BOYS © 2003 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Le culte de la personnalité se développe autour de Shoko Asahara, désigné comme la « seule source de pouvoir spirituel » des adeptes. Moyennant une certaine somme, certains membres peuvent boire des fioles de son sang ou des verres contenant l’eau de son bain…
Des bains bouillants en guise de punition
Au fur et à mesure qu’il asseoit son autorité absolue, Shoko Asahara recourt de plus en plus régulièrement à la violence. Lorsque sa femme, Tomoko Ishii, refuse de devenir un membre à plein temps de Aum, Asahara la fait frapper plus de cinquante fois avec une canne et l’envoie en « isolation » pour méditer dans le noir pendant sept semaines. Un ancien adepte témoigne des punitions en vigueur au sein d’Aum :
Ils remplissaient la baignoire avec de l’eau très chaude, à environ 50 degrés. Nous devions prendre un bain pendant environ un quart d’heure. […] On nous surveillait et ceux qui tentaient de sortir de l’eau étaient maintenus de force dans le bain. C’était dangereux : parfois, des gens se brûlaient. Il est même arrivé que certains meurent des suites de leurs brûlures.
Aum commet son premier meurtre en 1989 sur un membre dissident qui s’apprête à quitter la secte. Aux yeux de Shoko Asahara, il représente un grave danger car il pourrait révéler à la police la dissimulation, par le groupe, de la mort accidentelle d’un adepte survenue un an plus tôt. Asahara ordonne par conséquent à ses adeptes de l’étrangler.
« Poa » et « rupture », deux concepts similaires
Petit à petit, le gourou instaure un système vicieux : les meurtres sont toujours commis de manière collective, ce qui permet de dédouaner ses exécutants d’une responsabilité individuelle puisqu’ils ont l’impression d’agir au nom du groupe. Asahara invente même une doctrine, le « poa », qui consiste à sauver une personne cumulant trop de « mauvais karma » en l’assassinant… pour lui permettre d’obtenir le salut dans sa nouvelle vie, après sa réincarnation.
Le « poa » permet donc d’ordonner de multiples meurtres sans jamais employer le terme tabou, à l’instar d’Ami qui ordonne des « ruptures » contre ses ennemis supposés. En 1989, Asahara rend sa sentence contre l’avocat Tsutsumi Sakamoto, à la tête du groupe « Victimes de Aum Vérité suprême » :
Nous n’avons pas d’autre choix que de le poa.
Une exécution qui ne porte pas son nom et rappelle la scène de 20th Century Boys où Ami consulte une liste de noms avant d’ordonner la « rupture » de Pierre Ichimonji, gourou d’une secte concurrente.
La disparition soudaine de toute la famille Sakamoto (sa femme et leur fils encore bébé) en novembre 1989, a quant elle probablement inspiré celle de la famille Shikishima dans 20th Century Boys, point de départ des ennuis de Kenji.
Sans oublier l’adepte d’Ami exilé en Thaïlande après avoir brûlé vif l’un de ses semblables pour avoir raté l’enlèvement de Kanna : des remords qui rappellent la pénitence de Tomomasawa Nakagawa, un membre d’Aum impliqué dans le meurtre des Sakamoto, confiné pendant un mois dans une cellule de détention à peine assez grande pour s’allonger après son crime.
Il y visionne 24 heures sur 24 une vidéo des préceptes de Shoko Asahara… Au terme de ce bourrage de crâne, Nagakawa se dit « mentalement stable ».
Meurtre à l’arme blanche… en direct à la télévision
Mais, comme souvent, Urasawa et Nagasaki fusionnent plusieurs faits réels pour se les réapproprier. L’assassinat de Pierre Ichimonji, poignardé en pleine rue par Masao, s’inspire ainsi du meurtre d’Hideo Murai, ministre de la Science et de la technologie d’Aum, mort dans les mêmes conditions en avril 1995. À un détail près : [attention, images potentiellement choquantes dans la vidéo suivante] le meurtre de Murai a été diffusé en direct à la télévision.
20TH CENTURY BOYS © 2001/2003 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Le « ministre » d’Aum était en effet entouré de reporters et de policiers, au moment où un yakuza coréen l’a poignardé à de multiples reprises. Le meurtrier s’est laissé arrêter sans lutter, alors que Murai succombait à ses blessures dans une ambulance.
Masao et Setsuko Ichihara, deux avatars de fiction
Urasawa et Nagasaki se sont par ailleurs inspirés du physique de Tomomitsu Niimi, « ministre des Affaires nationales » d’Aum et homme de main impliqué dans de nombreux crimes, pour créer le personnage de Masao.
20TH CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Setsuko Ichihara, l’amie avocate de Yukiji qui soutient les familles des mineurs embrigadés dans la secte d’Ami, est pour sa part née d’une double inspiration : Tsutsumi Sakamoto, l’avocat assassiné par Aum, et Shoko Egawa, une journaliste qui a couvert les dérives de la secte bien avant qu’elles soient connues du grand public. Ichihara lui doit même son aspect physique.
20TH CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Ambitions politiques et attentats biologiques
En 1989, l’année où Aum est légalement reconnue comme une organisation religieuse – malgré l’opposition des familles de mineurs embrigadés -, la doctrine de Shoko Asahara connaît une nouvelle évolution : le gourou se présente désormais comme le nouveau Christ et le messager de Dieu. Un statut « divin » dont bénéficie pour sa part Ami après avoir organisé sa fausse résurrection sous les yeux du Pape, en 2015.
Mais les deux « messagers » ne partagent pas uniquement des méthodes identiques : leurs objectifs convergent.
En 1990, Asahara décide de présenter Aum aux élections législatives. Il annonce au passage qu’un échec serait un signal de Dieu l’incitant à provoquer l’apocalypse. Le gourou fonde le parti «Vérité suprême», qu’il représente aux côtés de 24 autres membres.
En pleine campagne électorale, un hebdomadaire japonais de référence publie une série d’articles sur la face cachée de la secte : exploitation des adeptes, éclatement des familles de membres embrigadés, rites d’initiation étranges… 1
La campagne d’Aum se solde par un échec colossal : aucun membre n’est élu, le parti recueille 1783 votes sur un scrutin au demi-million d’électeurs. Cette humiliation renforce le sentiment, au sein de la secte, que les « non-élus » (ceux qui n’en sont pas membres) ne méritent pas de vivre. L’idée d’un recours nécessaire à la violence se propage. Asahara décide de recourir à un poison, le botulinum, pour perpétrer des attaques biologiques.
Série d’attentats contre des cibles identiques
Aum passe à l’action en multipliant les tentatives d’attentats contre des bases américaines navales, l’aéroport de Narita et le Parlement japonais. Chacune se solde par un échec.
Dans 20th Century Boys, les ambitions politiques d’Ami sont en revanche couronnées de succès. Contrairement à Aum, la secte d’Ami réussit en effet ses attentats successifs contre l’aéroport de Haneda et le Parlement. Deux événements traumatisants qui accélèrent sa propulsion au pouvoir… en moins de trois ans.
20TH CENTURY BOYS © 2000/2001 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
Aum se tourne ensuite vers le gaz sarin, qu’il produit pour la première fois en juillet 1993. La secte multiplie à nouveau les attentats ratés. Le 15 mars 1995, des membres d’Aum placent trois mallettes dans le station de métro Kasumigaseki, à Tokyo. Elles sont censées propager du botulinum mais l’attaque échoue grâce au renoncement de l’un des adeptes, qui avait remplacé le poison par de l’eau. Ce procédé inspire toutefois Urasawa et Nagasaki puisqu’ils mettent en scène des « représentants au masque à gaz », à l’origine de la « fin du monde » causée par le déploiement d’un nouveau virus en 2015.
L’attentat du 20 mars 1995
Aum finit malheureusement par réussir une de ses attaques le 20 mars 1995. Ce jour-là, Asahara vise un double objectif : réaliser « l’apocalypse » qu’il prédit depuis un moment, tout en faisant diversion auprès de la police, qui s’apprête à réaliser des raids sur le quartier général de la secte.
Cinq membres d’Aum au visage caché par des masques chirurgicaux – d’usage courant au Japon pour éviter de transmettre ses microbes – et munis de onze sacs en plastique pleins de gaz sarin dissimulés dans du papier journal, empruntent cinq métros différents sur trois lignes distinctes. Peu après 8 heures du matin, en pleine période de pointe, ils percent chacun leurs sacs en plastique avec un parapluie avant de s’enfuir.
Les métros bondés progressent vers le centre de Tokyo sans que les passagers réalisent immédiatement ce qui vient de se passer : le gaz sarin est en effet inodore. Ils en ressentent cependant les effets petit à petit. Au total, huit des onze sacs sont correctement percés. Ils provoquent la mort de douze personnes et font plus de 5000 blessés.
De Aum à Aleph
Les attentats du 20 mars entraînent une importante réaction policière. Les raids se multiplient dans les locaux de la secte et de nombreux membres, dont Shoko Asahara, sont arrêtés. À ce jour, 190 adeptes ont été inculpés pour des motifs variés (assassinat, enlèvement, production d’armes…) et 13 condamnés à mort, dont Asahara. Aucun n’a cependant encore été exécuté.
Aum a annoncé la fin de toute ses activités religieuses en 1999 et s’est excusé de ses crimes. Mais la secte existe toujours sous le nom d’Aleph depuis 2000. Elle compterait aujourd’hui 1500 membres.
Pour en savoir plus sur Aum et les sources de ce dossier :
Le documentaire « Sectes tueuses »
Le rapport du Center for a new American Security consacré à Aum
Underground, de Haruki Murakami
- Des révélations fournies par l’avocat Tsutsumi Sakamoto, ce qui explique son assassinat par Aum le 4 novembre 1989. ↩
3 commentaires
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novembre 04, 10:00 Oni60 Pour aller un peu plus loin sur le sujet de Aum, il sera intéressant de lire (entre autre) Underground de Haraki Murakami. Il ne s'agit pas d'un roman mais d'un recueil de témoignages de victimes de l'attaque au gaz sarin. Dans la deuxième partie du livre, Murakami s'intéresse à l'envers de la médaille en interrogeant des membres de la secte Aum. La conclusion du livre est particulièrement intéressante et interroge la société japonaise sur ce qu'elle a à offrir aux marginaux, aux personnes hors système ou tout simplement à ceux qui ne réussissent pas à 100%, qui échouent de peu.
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