Naoki Urasawa : « Je pense en permanence à une nouvelle oeuvre »
Le 30 décembre 2014, Naoki Urasawa se confiait dans une longue interview au Huffington Post japonais. Un an après, nous en publions des extraits choisis à l’occasion de notre dixième anniversaire.
Dans cet entretien réalisé par Kaori Matsumoto et traduit par Yves Badillet, Naoki Urasawa aborde de nombreux thèmes : le manga à l’heure du numérique, son rapport au public français, mais aussi l’après Billy Bat. Un sujet d’actualité en cette fin d’année, puisque le manga doit entamer son arc final début 2016.
M. Urasawa, comment percevez-vous les problèmes actuels du manga en tant que mangaka ?
Eh bien… je ne sais pas si on peut parler à ce sujet de « perception des problèmes », mais moi, je n’ai jamais publié un seul de mes mangas sous forme de livre électronique! Ces êtres primitifs qui en sont encore à l’ère du papier (rires), j’ai vraiment l’impression qu’il n’en reste plus que quelques-uns.
Pourquoi est-ce que je ne me mets pas au numérique? D’abord parce que je ne veux pas qu’on me lise sur les petits écrans des smartphones. En plus de cela, le manga est fait pour être lu en ouvrant le livre sur deux pages, et je n’ai pas envie qu’on me lise sur des supports de lecture qui ne préservent pas cet aspect. Parce que je pense que dans la scénographie du manga, il y a cet élément qui consiste à se demander comment se suivront les cases dans la page, en position de livre ouvert sur deux pages. C’est seulement pour cette raison.
Ensuite, il existe désormais des mangas qu’on peut lire gratuitement, non ? [NDLR, Au Japon, de nombreux sites permettent de lire tout un catalogue numérique de mangas moyennant un abonnement mensuel] Si je me base sur ce que j’ai vécu jusqu’à présent, « lire un manga gratuitement », ça ne marche pas, voyez-vous?
Le manga, c’était quelque chose de cher! À l’époque où nous étions à l’école primaire, un volume relié coûtait entre 220 et 250 yens [NDLR, environ deux euros, au taux de conversion actuel, sachant qu’Urasawa fait référence aux années 1960]. On ne pouvait absolument pas se payer ça. Les libraires ne nous laissaient pas les lire dans la librairie, et ils les mettaient pour ça en haut des étagères, là ou les enfants ne pouvaient pas les attraper. Et nous étions là, à les contempler pleins d’envie en nous disant : « Ça serait bien, si j’économise assez, je voudrais ce volume-là… »
« Les personnes qui ont payé le manga ont le droit de se plaindre »
Comme je suis de cette génération, l’idée de « lire un manga gratuitement », pour moi, ça n’est pas la bonne façon de lire un manga. Un manga, c’est quelque chose qui fait envie, quelque chose qu’on se procure en se haussant de toutes ses forces sur la pointe des pieds, et pour le cinéma, la musique, c’était la même chose. Si ça devient gratuit, il n’y a plus aucune envie.
Bien sûr, même si le manga est devenu gratuit, les sociétés de diffusion payent des droits aux auteurs. Mais le problème n’est pas là. Entre nous, les mangakas, et les lecteurs, je pense qu’il faut qu’il y ait un contrat impliquant un « achat en payant la valeur de l’objet ». C’est seulement à partir de ce point que toutes sortes de choses se passent : le respect pour l’œuvre, mais aussi, à l’inverse, le droit de se plaindre ! Si le manga est gratuit, j’ai l’impression qu’il n’est pas possible de nouer ce « lien tel qu’il doit exister ». Si on parle de problème, je pense que celui-ci est le principal.
À mon sens, les personnes qui ont payé ont le droit de se plaindre autant qu’elles veulent, mais ceux qui ont lu le manga sans payer, ils n’ont rien à dire, finalement. Pour un auteur, avoir des lecteurs qui lui disent ceci ou cela, c’est quelque chose de très bien ! Bien sûr, on est content quand on nous dit que « c’était intéressant », mais l’opinion de quelqu’un qui a acheté un manga en vidant entièrement ses poches pour cela a un autre poids. J’ai l’impression que le mangaka et le lecteur sont vraiment sur un pied d’égalité.
C’est pour cette raison que lorsque je regarde, je lis ou j’écoute quelque chose, je l’achète moi-même autant que possible, je fais attention à ne donner mon opinion qu’à partir du moment où j’ai payé de ma poche … Je me demande s’il ne serait pas possible de revenir encore une fois à un système où le « bénéficiaire paierait directement [le produit] », mais il paraît difficile de stopper le courant actuel, n’est-ce pas ?
« En France, les mangakas se disent qu’ils sont vraiment reçus comme des artistes »
Vos œuvres, M. Urasawa, sont vendues dans quelque 20 pays dans le monde, et elles sont en particulier très lues en France. Comment ressentez-vous la façon dont sont reçus les mangas japonais à l’étranger ?
Il y a d’abord un point à préciser : le fait que par exemple un manga du genre moe [NDLR, un titre qui repos sur un personnage entièrement conçu pour plaire à un public ciblé] avec des filles kawaii [NDLR,« mignonnes»], et un manga comme ceux de Jirô Taniguchi sont des genres complètement différents. Donc, quand on dit : « Les mangas japonais marchent bien à l’étranger », il faudrait en réalité dire : « Tel ou tel genre de manga japonais marche bien à l’étranger ». En termes de cinéma, on ne va pas parler de Transformers et des films de Yasujirô Ozu comme d’un seul genre, non ? Eh bien, c’est la même différence. Il ne s’agit pas de dire que l’un est supérieur à l’autre, mais de dire que ce serait trop généraliser que de mettre tout dans le même panier.
Cela dit, quand il a été question en France de reconnaître au manga le statut de « neuvième art », c’était plutôt dans l’idée de mettre en tête de liste des mangakas comme Jirô Taniguchi. Cette reconnaissance du manga en tant qu’art n’a rien de comparable avec le Japon. C’est pourquoi quand nous allons en France, nous les mangakas, nous nous disons : « C’est la première fois que nous sommes reçus vraiment comme des artistes ». Parce que nous n’avions jamais été traités de cette manière au Japon…
Les mangas sont dessinés par des êtres humains, et pourtant ils finissent par être consommés comme s’ils étaient des produits industriels, en quelque sorte…
Oui, malheureusement. Une parution en série dans un hebdomadaire compte entre 18 et 20 pages. Dessiner autant de pages que ça en sept jours, je ne pense pas qu’il ait déjà existé un tel travail dans l’histoire de l’humanité. J’ai bien l’impression que personne n’en est capable à part les Japonais d’après-guerre.
D’un point de vue historique, les hebdomadaires de manga ont commencé en 1959 avec Shōnen magazine et Shōnen Sunday, et comme je suis moi-même né en janvier 1960, nous sommes quasiment de la même année. Avant cela, on trouvait les mangas dans les revues mensuelles, et, encore avant, ils étaient intégrés dans le cycle des livres en location (kashihon). Quand ils sont passés des livres en location aux revues mensuelles, les enfants du baby boom d’après-guerre se sont précipités pour les lire. À ce moment-là, les éditeurs Kôdansha et Shôgakukan se sont dit : « Ça devrait pouvoir se vendre suffisamment sous forme d’hebdomadaire » et ont créé simultanément les hebdomadaires Magazine et Sunday.
Évidemment, les éditeurs de terrain et les mangakas ont tous dit : « Dessiner un manga à un rythme hebdomadaire, c’est impossible ». Alors aux échelons supérieurs, ils ont répondu : « Nous comprenons que c’est impossible mais, provisoirement, essayons quand même pour voir si ça peut se faire. Si ça ne marche pas on pourra toujours revenir à un autre rythme, mensuel ou autre. Ne voulez vous pas tenter ce défi de l’ ‘hebdomadaire?’», et ça a commencé ainsi en 1959. Sous la forme d’un essai provisoire, et il n’a plus été possible de revenir en arrière, si bien que ça continue depuis 55 ans.
« Le système actuel reconnaît qu’une parution hebdomadaire est impossible »
Cette absurdité a été couronnée de succès, et, à l’époque où nous étions à l’école primaire, les revues hebdomadaires de manga ont battu de nouveaux records les uns après les autres en dépassant les 500 000 exemplaires, puis le million d’exemplaires. Puis ça a continué avec 1 200 000 exemplaires, et ensuite 2 millions d’exemplaires. Il n’y avait plus aucun plafond. Le boom du manga n’a fait lui aussi que s’accroître. Devenir le meilleur dans cette culture de la parution hebdomadaire, c’était régner sur le monde du manga. Les mangakas se sont mis à fourbir leurs armes.
Une « culture dont on ne voit pas le sommet », c’est quelque chose de formidable, et la compétition qui s’installe quand les gens en viennent à se dire « si on se battait pour atteindre le sommet ? », c’est aussi quelque chose de formidable. Si bien que jusqu’au record de 1995 inscrit au Guinness, les 6 530 000 exemplaires de Jump, ça n’a pas cessé de monter. Plus on en faisait, plus il fallait en faire, et pour les lecteurs, il est devenu normal que « les choses leur arrivent chaque semaine par les revues hebdomadaires ». C’est à partir de cela qu’a commencé le malentendu.
En plus de cela, il s’est produit entre temps la « révolution de l’image ». Pour simplifier, disons que les images qui existaient avant étaient dérivées de La Nouvelle Île au trésor dessinée par Osamu Tezuka. Mais quand un certain Katsuhiro Ôtomo a fait son apparition avec Rêves d’enfant, une onde de choc a secoué le monde du manga. Une capacité à dessiner transcendante, des arrière-plans minutieux et réalistes… Les gens se sont dit : « Dorénavant, toute image qui ne serait pas comme celles-ci, ça ne marchera pas ». Moi aussi, à l’époque, j’avais 19 ou 20 ans, et j’ai totalement assumé ça. Mon dessin a complètement changé. Mais dans ces conditions, la parution hebdomadaire devient déraisonnable. Pourtant, aujourd’hui, la qualité de Katsuhiro Ôtomo est devenue un standard en terme de « qualité du manga ».
Si vous jetez un coup d’œil sur le sommaire d’un hebdomadaire de manga d’aujourd’hui, vous trouverez des mentions « [tel mangaka] étant en collecte d’informations (ou pour cause de maladie), sa parution de cette semaine est reportée », et il y aura systématiquement deux ou trois mangakas ainsi en repos. Cela veut dire que, dans les faits, un système s’est mis en place et reconnaît qu’« une parution hebdomadaire n’est pas possible, alors on va se reposer tout à tour ». Il y a là une preuve supplémentaire de l’impossibilité de faire un manga au rythme hebdomadaire.
Et pourtant, les lecteurs s’énervent : « Quoi, pas de parution cette semaine ! ». Comme ils se sont complètement habitués à ce que les choses leur arrivent chaque semaine par les revues hebdomadaires, ils oublient tous quelque chose de très important, le fait que le mangaka « dessine consciencieusement à partir d’une feuille blanche ».
Le principe selon lequel tout ce qui est filmé par la NHK [NDLR, chaîne de télévision publique japonaise] est archivé en tant que patrimoine de la nation vous a-t-il poussé à réaliser la série documentaire Manben sur cette chaîne ?
Eh bien…En fait, au début, j’ai aussi parlé à un producteur du privé en lui disant : « Une émission comme celle là, ça vous paraîtrait faisable ? ». Il m’a répondu : « Ah, ça, ce n’est pas pour les chaînes privées, essayez la NHK ». Alors, je me demande… Je ne connais pas bien le milieu, comme le recours aux sponsors, mais en tous cas après l’émission, il paraît que ce producteur du privé a dit : « C’est franchement humiliant que ce soit la NHK qui ait fait ça ». J’ai envie de lui dire : « Je te l’avais bien dit ! » (rires).
Mais si une idée de ce genre ne se retrouve pas bien reflétée dans la création, ça devient plutôt difficile. Quand on en vient à dire « il aurait fallu faire comme ça », ça ne marche plus. Quoi qu’il en soit, il y a aussi le fait que je ne suis qu’un amateur [en matière de télévision], si bien que je n’avais pas idée des risques.
« Je suis tout le temps en train de penser à une nouvelle oeuvre »
Comment faites-vous pour continuer de dessiner semaine après semaine sans épuiser vos ressources ?
Mes ressources, je les épuise ! (rires). Mais, en quelque sorte… Je pense que vous me connaissez : j’étais un lecteur sans indulgence, dès mon enfance. Et ce « moi-même » de l’époque, ce lecteur agaçant, c’est mon critère [d’aujourd’hui]. Je me dis qu’il y a dans le monde des enfants comme celui-là. Parce que moi, je disais « c’est pas cool », ou « cet auteur-là, il est bientôt fini » ou encore « Osamu Tezuka, lui aussi, ces derniers temps… » (rires). Eh bien, c’est cet enfant-là auquel je pense. Vraiment, je ne voudrais pas qu’un enfant comme celui-là se moque de moi.
Une dernière question pour finir : c’est la fin de l’année [NDLR, 2014, l’interview datant du 30 décembre], alors avez-vous envisagé quelque nouveau défi à relever pour l’année 2015 ?
Mmmh… Le prochain manga, j’y pense tout au long de l’année. Et quand je me dis :« Tiens, cette histoire là, ça ne serait pas mal », je prends toujours des notes, et finalement j’oublie, mais … (rires)
Cela fait maintenant plus de trente ans que j’ai fait mes débuts, et depuis ce temps, je n’arrête pas de procéder ainsi. Le fait de me dire « tiens, cette histoire là, ça ne serait pas mal », date même de l’école primaire. Pour faire atterrir sans problème une histoire à laquelle j’ai d’abord pensé, il me faut en général entre 6 et 8 ans, voyez-vous ?
En ce moment, je travaille sur Billy Bat, et tout le monde se dit : « Il est certainement tout le temps en train de dessiner Billy Bat » mais si vous croyez que je ne pense qu’à ça, vous vous trompez. C’est pour ça que quand vous me parlez d’un « nouveau défi », en fait, j’aurais plutôt tendance à dire que je suis tout le temps en train de penser à une nouvelle œuvre (rires). Je fais des graffitis tout au long de l’année, et des nouveaux morceaux, j’en compose toujours (rires).
C’est ce qui explique que le Billy Bat que vous avez tous chez vous, par rapport à mon activité de création, ce n’est peut-être qu’une partie de l’iceberg.
Interview traduite par Yves Badillet
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