Comment Naoki Urasawa, qui ne souhaitait pas devenir mangaka, est-il devenu un auteur à la renommée internationale? Retour sur un parcours atypique de plus de trente ans.
Par Alexis Orsini
Le manga et la musique, deux passions d'enfance
Naoki Urasawa est né le 2 janvier 1960 à Fuchu, dans la préfecture de Tokyo. Enfant, il était un grand passionné de manga et notamment des oeuvres d’Osamu Tezuka, connu sous le nom de « dieu du manga » au Japon. Très isolé – en l’absence de ses parents et de l’autorisation de fréquenter les enfants de son quartier -, le petit Naoki passait des journées entières à recopier des personnages de Tezuka, en compagnie de sa grand-mère.
Dès l’école primaire, Urasawa commence à dessiner ses propres mangas : la qualité de ses dessins laisse beaucoup d’adultes pantois. Le manga Phénix de Tezuka lui fait l'effet d'une véritable révélation lorsqu’il est au collège, au point de l’amener, encore aujourd’hui, à estimer que cette oeuvre est une véritable référence. Le collégien fait une autre découverte majeure à la même période : celle de Bob Dylan, qui devient son idole. La passion d’Urasawa pour la musique ne fait alors que croître. Il jouera d’ailleurs dans un groupe de rock au lycée, puis à la faculté. Pour autant, Urasawa ne se voit pas devenir rocker : il lui suffit de voir jouer le groupe d’un de ses mentors, The Street Sliders, pour se convaincre qu’il n’a ni le talent ni l’envie nécessaires pour devenir un professionnel.
Mangaka malgré lui?
En quatrième et dernière année d’université, Urasawa passe un entretien avec Shôgakukan afin de devenir vendeur ou éditeur. Il ne souhaite pas devenir mangaka mais profite malgré tout de son entretien avec le rédacteur en chef du Shônen Sunday pour présenter certaines de ses planches. Le jeune homme souhaite en effet connaître l'avis d'un professionnel sur son travail d'amateur, avant de définitivement tourner la page de sa passion. On refuse poliment son histoire courte, Return, qui raconte une amitié insolite entre un homme et un robot. Mais le directeur en chef adjoint du Shônen Sunday, qui passe par là, examine son manuscrit et le transmet au rédacteur en chef du Big Comic Original, qui est à son tour conquis par ce court manga. En 1982, sur les conseils de Shôgakukan, Urasawa participe au concours des jeunes auteurs... et remporte le prix du meilleur jeune mangaka pour Return. Naoki Urasawa décide alors de tenter sa chance en tant que mangaka professionnel :
Je me suis dit : « On va essayer une année. Si ça ne marche pas, je pourrai toujours prendre un emploi dans une entreprise. »
1983 : les débuts professionnels avec Takashi Nagasaki
La carrière professionnelle de Naoki Urasawa commence en 1983 avec la parution de Beta!!, un one-shot comique de huit pages, dans un numéro spécial du Big Comic dédié à Golgo 13, un célèbre manga de Takao Saito, qui raconte les aventures d’un tueur professionnel. Le dessinateur débutant rencontre Takashi Nagasaki la même année, sans se douter qu’ils travailleront ensemble pendant près de trente ans.Leur collaboration commence pourtant mal : Urasawa peine en effet à trouver son propre style artistique. L’auteur enchaîne les histoires courtes sans réussir à percer dans le milieu du manga. La persévérance du jeune mangaka finit toutefois par payer : ses histoires s’améliorent et finissent par être remarquées par le lectorat.
En 1986, Urasawa se voit ainsi offrir l’opportunité de travailler sur sa première série longue, Pineapple Army, en duo avec le scénariste Kazuya Kudô, mais également avec l’aide de Takashi Nagasaki. Ce manga, qui fait la part belle à l’action, paraît jusqu’en 1988 dans le Big Comic Original. Il compte huit volumes et remporte un certain succès.
Yawara!, le début de la notoriété
Urasawa devra toutefois attendre de se lancer dans Yawara! pour être révélé au grand public. Publiée à partir de 1986 dans le Big Comic Spirits, parallèlement à Pineapple Army, cette comédie romantique, qui raconte le quotidien d'une lycéenne forcée de pratiquer le judo malgré elle, devient rapidement un énorme succès commercial et critique, couronné du trente-cinquième prix Shôgakukan en 1990. Urasawa est loin de s'en douter à l'époque, mais cette première récompense professionnelle ne fait en réalité qu'annoncer une série de succès inégalée parmi ses pairs... Yawara! est aussi le premier manga qu’Urasawa réalise seul, sans l’aide de Nagasaki. Le succès de la série – qui est adaptée en anime dès 1989 – ne fait que croître au fil du temps : ses vingt-neuf tomes s'écoulent à plus de trente millions d'exemplaires. Le judo connaît un véritable boom de popularité au Japon pendant les sept années de parution de Yawara!. Jusqu'à la conclusion du manga, en 1993.Shôgakukan profite d'ailleurs de la popularité inattendue de Naoki Urasawa pour publier deux recueils de one-shots : Dancing Policeman, en 1987, et N.A.S.A l’année suivante. Ces deux volumes compilent les différentes histoires courtes d’Urasawa qui avaient été publiées dans le Big Comic, à l’époque où il n’arrivait pas à percer. Un one-shot dédié à Jigoro, le grand-père haut en couleurs de Yawara, sera quant à lui publié en 1993. En 1988, Urasawa se lance, aux côtés de ses co-scénaristes Hokusei Katsushika et Takashi Nagasaki, dans une seconde série longue, Master Keaton, qui rappelle à de nombreux égards Pineapple Army (histoires courtes, héros itinérant, scènes d'action...). Le très bon accueil réservé aux enquêtes de Taïchi Keaton accroît encore un peu plus la renommée du jeune auteur. Une adaptation en anime voit le jour et la popularité du manga ne faiblit pas jusqu’à sa conclusion, en 1994.
Happy!, une oeuvre déroutante
Un an avant de conclure Master Keaton, Urasawa débute Happy!, une nouvelle série sportive publiée dans le Big Comic Spirits et réalisée sans Takashi Nagasaki. Les malheurs de la lycéenne Miyuki, forcée de rembourser une dette colossale en pratiquant un tennis de haut niveau, connaîtront eux aussi un succès considérable, comme en témoignent les vingt-trois volumes parus. Cette popularité était pourtant loin d’être gagnée, le public japonais ayant boudé Happy! à son lancement…Ce désamour initial tient à la nature « hybride » du manga. Alors que Naoki Urasawa se sent enfin prêt à créer une série qui se focalise sur la « nature humaine » et se révèle digne de Phénix, son éditeur lui suggère une toute autre direction. Ce dernier encourage Urasawa à se lancer dans une nouvelle comédie sportive, fort du succès de Yawara!.
Le mangaka s’exécute, conscient qu'il devra encore attendre quelques années avant de pouvoir travailler sur un projet personnel. Mais cela n’empêche pas Urasawa d’intégrer dans Happy! des réflexions sur les pires facettes de l’homme (la jalousie, la convoitise…). Ni de privilégier l’aspect dramatique de l’intrigue à son contenu sportif… Autant de choix scénaristiques déroutants pour un lectorat japonais qui s’attendait à découvrir le successeur de Yawara!. C’est seulement lorsque Urasawa parvient enfin à représenter au mieux les sentiments de ses personnages, au terme d’une progression graphique considérable, que le déclic s’opère pour le public.
Le virage du thriller avec Monster
En 1994, un an seulement après le lancement de Happy!, le Big Comic Original accueille un nouveau titre du mangaka désormais habitué à travailler sur deux séries à la fois. Avec Monster, Urasawa - aidé de Takashi Nagasaki - débute enfin l'intrigue qui lui trottait dans la tête depuis un moment. Il espère en faire l'équivalent de « son » Phénix.Le périple du docteur Tenma à travers l'Allemagne pour retrouver un tueur qu'il a sauvé des années plus tôt, alors qu'il est lui-même poursuivi à tort pour meurtres, captive immédiatement le lectorat japonais. Le succès de ce polar au cadre exotique ne fera que s'intensifier jusqu’à la fin de la prépublication, en 2001. Trois ans plus tard, Monster revient sur le devant de la scène grâce à son adaptation en anime. De nombreux ouvrages annexes (recueil de contes, enquête « journalistique »…) ont également vu le jour. En 2008, Monster a été réédité en version Deluxe, preuve supplémentaire du succès commercial et critique de la série.
20th Century Boys, son oeuvre la plus connue
En 1999, Naoki Urasawa apporte la touche finale à Happy!. Il se refuse toutefois à oeuvrer uniquement sur Monster, et se lance dans la foulée sur 20th Century Boys. Ce nouveau thriller est parfaitement en phase avec les inquiétudes de son époque, à l'approche du XXIème siècle.Un souci d'autant plus préoccupant pour Kenji et ses amis d'enfance, qui avaient imaginé, dans les années 1960, que la Terre serait détruite le 31 décembre 2000. Le groupe doit désormais empêcher la réalisation de ses prédictions d'enfance, qu'un gourou surnommé Ami s'apprête à mettre en oeuvre... 20th Century Boys devient très vite un véritable phénomène éditorial, au point d’être sacré du prix Kôdansha (l’éditeur concurrent de Shôgakukan!) dès 2001. Le manga fait aussi l'objet d'une adaptation au cinéma, sous la forme d'une trilogie, à partir de 2008. L‘intrigue, complexe et ponctuée de nombreux sauts dans le temps, tient le lectorat en haleine pendant près de dix ans. Les nombreux thèmes abordés (le rock, le passage de l'enfance à l'âge adulte, les sixties...) en font aussi l'une des oeuvres les plus personnelles d'Urasawa.
L'hommage à Tezuka avec Pluto
En 2003, alors que la publication de Monster s’est achevée depuis peu et que 20th Century Boys continue de captiver le lectorat japonais, Urasawa se lance dans un projet très ambitieux : Pluto, ou la réécriture d’une des histoires les plus connues d’Astro Boy, le célèbre enfant-robot créé par Osamu Tezuka.Urasawa réalise même un véritable rêve d’enfant puisqu'il se réapproprie la fameuse aventure qui l’avait marqué à l’âge de quatre ans, Le robot le plus fort du monde.
Le mangaka et son complice de longue date, Takashi Nagasaki, transforment cette histoire simpliste en thriller futuriste, dans lequel les sept robots les plus puissants du monde sont menacés par un mystérieux tueur à cornes. Le succès commercial et critique de Pluto ne se fait pas attendre. La série a même l’honneur de paraître, dès sa sortie, sous la forme d’une édition Deluxe de grande qualité. De 2001 à 2007, Urasawa occupe d'ailleurs une place à part dans le milieu du manga. Ses séries sont couronnées des prix les plus prestigieux (comme le Grand Prix Osamu Tezuka pour Pluto en 2005) et l’auteur peut même se targuer pendant un moment d'être l’un des cinq plus grands revenus du Japon.
2006 : le revers de la médaille
L’année 2006 marque toutefois un brusque retour à la réalité. La fin de 20th Century Boys, en avril, fait l’objet de vives critiques, qui portent autant sur le fond (une conclusion décevante) que sur la forme (les conditions de parution chaotiques des derniers chapitres). Le manga s’achève brusquement, sans apporter de réponse aux éléments les plus mystérieux de l’intrigue. Mais cette conclusion en est-elle vraiment une? Des pages supplémentaires du Big Comic Spirits annoncent un « chapitre final » pour le printemps 2007… près d’un an plus tard, autant dire une éternité pour des lecteurs frustrés et déçus.Ceux-ci ignorent que Naoki Urasawa est en fait obligé de cesser tout travail suite à la désarticulation de son épaule. Une blessure grave, causée par le rythme de travail inhumain auquel est soumis l’auteur depuis ses débuts. Elle l'oblige à suivre une rééducation physique de six mois avec un kinésithérapeute. L'incroyable capacité de Naoki Urasawa à travailler sur deux séries à la fois depuis près de vingt ans se retourne ainsi contre lui.
Depuis sa blessure, l’auteur a pris la sage décision de ralentir le rythme de parution de ses séries. Entre juillet 2007 et octobre 2008, Urasawa profite d’un calendrier de travail allégé (puisqu’il travaille « seulement » sur Pluto) pour se consacrer à sa passion de toujours : la musique. Il passe ainsi une bonne partie de l’année à enregistrer son premier album de rock, Hanseiki no Otoko, qui rejoint les bacs des disquaires en novembre 2008.
La même année, Urasawa publie MANBEN (« L'étude du manga »), un artbook qui compile les meilleures illustrations de ses vingt-quatre années de carrière, agrémentées de réflexion personnelles.
Billy Bat, son manga le plus ambitieux
Un mois plus tôt, Urasawa et Nagasaki se lançaient dans Billy Bat, un nouveau thriller. Le choix de faire paraître cette nouvelle série dans le magazine Morning, de Kôdansha, a surpris les fidèles d’Urasawa. Et pour cause, puisque le mangaka avait jusqu’ici toujours été édité chez Shôgakukan.Mais Billy Bat fait aussi parler de lui pour son contenu : la série est présentée comme un authentique comics des années 1940 qui aurait été redécouvert par Urasawa, et qui met en scène une chauve-souris détective… Le malentendu (volontaire) est toutefois dissipé dès la parution du deuxième chapitre, lorsque l’auteur revient à son style graphique habituel. On comprend ainsi que le comics Billy Bat est en fait une création du héros, Kevin Yamagata, qui va bientôt se trouver embarqué dans un complot à grande échelle par sa propre création. L'intrigue permet au duo Urasawa/Nagasaki de revisiter l'Histoire de l'humanité par l'intermédiaire d'une chauve-souris mystérieuse. Le rythme de parution allégé de Billy Bat - initialement bimensuel, il fonctionne depuis mai 2012 par cycles marqués de longues pauses - permet à Urasawa de se consacrer à différentes activités en parallèle. Depuis 2008, l’auteur donne occasionnellement, en binôme avec Takashi Nagasaki, des cours sur le manga aux étudiants de l’université Nagoya Zokei d’art et design.
Master Keaton Remaster, une suite née de Fukushima
En mars 2011, au lendemain du tsunami qui a ravagé la côte Est du Japon, Urasawa réalise une illustration de soutien à ses compatriotes. Elle est publiée aux côtés des dessins d'autres mangakas sur le site du Morning. L’auteur s’est par ailleurs mobilisé, aux côtés d’auteurs de renom (comme Katsuhiro Ôtomo), en allant apporter son soutien aux victimes des zones sinistrées.Au cours de ces visites, de nombreuses personnes confient à Urasawa avoir toujours adoré le personnage de Taïchi Keaton. Afin de leur remonter le moral, de les aider par le biais de son travail, mais également parce qu’il n’avait pas pu, pour des « raisons contractuelles », raconter l’histoire qu’il voulait dans Master Keaton, Urasawa décide d’y donner une suite. Intitulée Master Keaton Remaster, réalisée en duo avec Takashi Nagasaki, cette nouvelle série a commencé à paraître dans le Big Comic Original en mars 2012. Les huit chapitres sont parus à un rythme de publication irrégulier : ils ont depuis été édités dans un volume relié (en novembre 2014).
2011-2016 : rééditions et médiatisation
Le rythme de publication adopté pour Billy Bat en 2012 permet à Naoki Urasawa de s'adonner à différents projets annexes. Illustrations de pochettes d'album, d'affiches de festival, réalisation d'un one-shot humoristique... Le mangaka, qui a toujours été présent dans les médias, multiplie également les apparitions télévisées. Celles-ci sont systématiquement annoncées sur le compte Twitter officiel de l'auteur, depuis sa création en février 2015, mais qu'il n'anime pas directement. Naoki Urasawa participe aussi régulièrement à des événements publics. Ce passionné de bande dessinées franco-belges, notamment des oeuvres d'Hergé et de Moebius, a pu se rendre compte en personne de sa popularité auprès du public français lors de sa venue en tant qu’invité d’honneur à Japan Expo, en juillet 2012. En novembre suivant, le mangaka figurait parmi les têtes d’affiche du Kaigai Manga Festa, à Tokyo. Récemment, trois des mangas les plus populaires de Naoki Urasawa au Japon ont bénéficié d'une réédition au format Deluxe : Master Keaton, en 2011, Yawara! en 2014 et 20th Century Boys à partir de janvier 2016.2018 : Mujirushi, passage en France et lancement d'Asadora!, sa nouvelle série
La parution de Billy Bat s'est achevée en août 2016 dans le magazine Morning, après huit ans de parution et 20 volumes. Depuis, Naoki Urasawa a réalisé une oeuvre en deux volumes : Mujirushi, Le signe des rêves, qui se penche sur le musée du Louvre, la culture française et un personnage culte de la pop culture nippone. En France, le public a pu rencontrer Naoki Urasawa en janvier 2018, à l'occasion du Festival de la BD d'Angoulême, qui lui a consacré une exposition. Nous avons pour notre part profité de l'occasion pour interviewer Naoki Urasawa. La prépublication de sa nouvelle série, Asadora!, a débuté en octobre 2018 dans le Big Comic Spirits, sur fond de sauts dans le temps, d'emprunts à la pop culture japonaise, d'une héroïne amatrice de course, de Jeux Olympiques... et de références qu'on vous explique ! Sa publication française débutera en France le 31 janvier 2020 avec la sortie du premier volume chez Kana.Nos photos de l'exposition « L'art de Naoki Urasawa » :
Le palmarès de la longévité
- Prix Shôgakukan du meilleur jeune mangaka en juillet 1982 pour Return.
- Prix Shôgakukan (35ème édition) pour Yawara! en 1990.
- Prix d’Excellence du premier Festival des Arts Médiatiques pour Monster en 1997.
- Grand Prix Osamu Tezuka (3ème édition) pour Monster en 1999.
- Prix Shôgakukan (46ème édition) pour Monster en 2001.
- Prix Kôdansha (25ème édition) pour 20th Century Boys en 2001.
- Prix Shôgakukan (48ème édition) pour 20th Century Boys en 2003.
- Prix de la meilleure série du Festival d’Angoulême pour 20th Century Boys en 2004.
- Grand Prix Osamu Tezuka (9ème édition) pour Pluto en mai 2005.
- 39ème prix Seiun (qui récompense les oeuvres de science-fiction), en 2008, pour 20th Century Boys.
- Prix Intergénérations du Festival d’Angoulême pour Pluto en 2011.
- Prix de la « meilleure oeuvre asiatique publiée aux États-Unis » pour 20th Century Boys aux Eisner Awards 2011.
- Grand Prix de l’Imaginaire 2013 pour Billy Bat dans la catégorie Manga.